Parmi les rangs
de bocaux froids, deux
au moins,
contaminés à ma connaissance
le mien, donc, puisque
j’ai la connaissance,
celui de Elle
avec ses protubérances soyeuses
et qu’elle caresse
avec de manifestes signes de
jouissance
consciente donc
complice
de sa monstrueuse
différenciation.
Et d’autres, ailleurs,
que je ne vois pas
mais d’autres
puisque les rats
sont toujours approvisionnés
en bocaux putrides qu’on
précipite, impitoyablement,
méthodiquement à leur
hygiénique voracité.
Pétrifié
je la regarde
Elle
caressant
son corps
ses seins
son ventre
de ses ailes ondoyantes
et voilà
soudain
qu’au fond
là-bas
planant
dans l’éther,
verticaux et
raides comme
deux “I”
ectoplasmiques
vêtus d’un
suaire sombre,
errant dans
les travées,
étirant derrière eux
comme un
cordon ombilical
démesuré,
deux cueilleurs d’énergie
s’apprêtent à
vendanger notre
lignée de bocaux.
Pourquoi la mienne justement
pourquoi la nôtre
parmi l’infini des
lignes parallèles ?
Mon cœur sursaute
et glapit de trouille
mais il faut se calmer
se figer
prendre l’air de
n’avoir l’air de rien
se bougifier
comme les autres
tous les autres
se vider de
toute apparence suspecte
et vite ! avant
qu’ils n’arrivent.
De mon regard
j’essaie d’accrocher le
regard de Elle
de l’alerter et
un court instant
nos yeux se baignent
au miroitement
de ceux de l’autre,
je tends le cou pour
lui désigner au loin
les vendangeurs
mais juste elle sourit
-à moi, à elle ?-
et, jetant la
tête en arrière
reprend ses cajolations
emplissant entièrement son bocal
de l’étirement de
ses membres
si fins
de l’ondulation
moutonnante de
ses cheveux
du vibrillonnement aérien de
ses ailes.
Lentement mais
inexorablement
la vendange avance.
Le rite
simple
immuable
efficace
professionnel.
Le premier ectoplasme
fouille du regard
l’intérieur des bocaux
un à un
prenant son temps.
Si le sujet
extatique
lui paraît à point
béat
et gorgé à souhait
bouffi à en crever
d’une intériorité
sirupeuse
longuement miellisée
à l’attentive et
exclusive
adoration
de son propre nombril,
l’ectoplasme sélecteur
le désigne à son pair
l’ectoplasme vendangeur qui,
au travers d’une fine membrane
ménagée dans le couvercle,
introduit dans le bocal
l’embout d’or pur
en forme d’aiguille
du cordon ombilical.
D’un geste précis
la fine canule de
métal précieux
se glisse au centre
du nombril et
le pénètre profondément
creusant comme un cratère
obscène
dans ce ventre gonflé ;
une succion vorace
goulue
aspire le trésor d’énergie
qui s’écoule par
saccades grasses et
tièdes
dans les ondoiements
protecteurs de
l’interminable boyau
rosâtre
qui l’achemine
pur et intact
dans les hautes sphères
lumineuses et rayonnantes
du monde.
Le sujet visité,
la face illuminée
du bonheur d’être à point
d’être choisi
pour offrir sa précieuse et
unique et riche et
pure essence égocentrique
s’abandonne à la succion de
la prodigieuse machinerie de
la civilisation
aboutie
dans un sentiment de
plénitude fusionnelle.
Les yeux révulsés
aveuglés
d’un éblouissant
vertige
intérieur,
le sujet se dégonfle peu à peu
jusqu’à ne présenter plus
que l’aspect
triste
d’une vessie percée
vidée
aplatie
molle
flasque
au fond
du bocal.
La canule d’or se désabouche
précautionneusement
veillant à ne pas blesser
un sujet si abondamment
nectarifère
se retire enfin du
bocal cocon où
un être à consistance
de bougie molle
inconscient du temps
de l’espace et
de son appartenance
à une espèce étrange
dans l’immense aventure
de la vie
se remettra peu à peu
à force de concentration et
de repli sur soi
à transmuter
au sein de ses entrailles
son abyssale et bienheureuse
vacuité morale
en de grasses réserves
d’énergie universelle.
Bocal après bocal, donc,
la vendange avance
se rapproche.
Je ne puis plus bouger
faire un signe
je serais vu
ce serait ma fin
cette chute redoutée
dans la ratitude
des culs de basse fosse.
Elle
inconsciente ou pas
je ne sais
s’abandonne toujours
délicieusement
aux caresses délictueuses et
dangereusement provocatrices de
ses ailes incongrues.
Serait-il moins bien tenu
moins surveillé
moins ordonné
moins purifié
un tant soit peu
enraciné encore
aux errances bouillonnantes
de ses origines,
le monde s’embraserait
à ce spectacle-là
dans des feux
infernaux !
Je ferme les yeux
très fort
très serré
comme pour arrêter
le cours des choses,
le temps de donner
au temps de Elle le
temps de glisser
dans l’état de pureté
qui doit traîner par là
dans un repli de dimension
hasardeuse
juste coincé par
une panne de confiance
de certitude dans
la justesse de
l’organisation choisie
une fois pour toute et
pour le meilleur des mondes.
Juste laisser glisser
son temps à Elle
et retenir
un instant
dans l’immobilité
la marche
des vendangeurs.
Mais comment garder aveugle
mon regard ému
quand je ne suis plus béni
des grâces de l’innocence ?
Comment garder les paupières
suturées
quand j’acquière
impuissant à m’en défendre
la prémonition du pire et
de l’inéluctable ?
L’évidence de mon destin
m’illumine soudain
c’est comme l’aboutissement
d’une germination sauvage
irrésistible.
C’est plus fort que
ma lâcheté protectrice
il me faut assister à l’horreur
de la réalité
de leur vérité
être témoin du crime
qui va se commettre ;
ne pas voir
ne pas regarder
serait un crime plus grand
encore
que le leur.
Je sais maintenant
l’atrocité de
leur monde
de leur ordre des choses
l’infamie de
notre aveuglement
de notre repli
égocentrique.
Je sais.
Mon corps
mon cœur
mon esprit
se sont ouverts à
l’évidence
c’en est fini de l’insouciance
de l’ignorance
je sais et
j’en paierai le prix
mais j’aurai vu
j’aurai regardé en face
l’acte barbare
criminel
impardonnable
et ils auront lu
la condamnation
dans la haine de
mon regard.
Les yeux ouverts, donc,
écarquillés.
Mais sans crainte
désormais
juste l’envahissement
l’imprégnation de
tout mon être
d’une rage désespérément
impuissante
d’un besoin vital
de renier
de refuser
de me refuser.
« Comme un goût de cendre au réveil » épisode 8 . Texte déposé à SACD/SCALA.
4 commentaires:
illuminer le bocal de son court éclat et précipiter la chute un peu plus vite... plutôt que de vivre bougie molle indéfiniment
tendresses à toi Denis...
Ma Camille, tu es en empathie avec mes deux personnages. Ils se sentent moins seuls !
Bises.
Garder les yeux grands ouverts, en dénonciation et provocation ...
C' est bien la moindre des choses ...
C' est comme dépecer le cadavre d' un chat pourrissant pour être en face de l' odeur de la mort, en communion d' un frère mort de ce monde d' indifférence, puis retourner la vase de l' étang pour sentir quel fut sa dernière onction sur terre ...
Frémissement d' ailes blessées à toi, Hombre ... Blessées mais bien présentes ...
Chère Kaïkan, la "moindre des choses" n'est pas évidente pour tout le monde. Loin de là. Et c'est justement pour cela que j'ai écrit ce texte, pour qu'on comprenne que les yeux, ça sert à voir et surtout à regarder !
Le problème, c'est que dès que certains mots commencent à flotter dans l'air vicié, les fenêtres se ferment, non pour éviter l'air vicié, auquel on s'habitue, mais les mots qui dénoncent la pollution de l'air.
On écrabouille des libellules à longueur de temps. Physiquement et moralement. Dès le berceau, on leur cautérise les germes d'ailes. Pour s'assurer que "ça" ne poussera jamais. Elles sont tellement dangereuses pour la marche crapuleuse du monde...
Ce qui me déchire, c'est que les braves gens sont complices, par pré-formatage de leur moralité, de leur propre mutilation.
Enfin, même s'ils doivent errer dans le désert, mes mots auront été écrits et demain, je peux finir tranquille sous les pneus d'un autobus. Maigre consolation. Avec celle aussi de savoir que toi, moi, d'autres, ne sommes pas tout à fait seuls. Peut-être trop fatigués, trop écoeurés par l'inertie de la masse molle, pour tricoter entre nous autre chose que des liens courtois. Quand ils existent.
Merci, Kaïkan, d'être venue tenir compagnie à ma libellule et à son admirateur.
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