dimanche 4 février 2007

libellule

 






Là,
à droite
dans un bocal semblable à
tous les autres

un être humain

femelle
apparemment

avec son numéro
sur une étiquette.

Et puis,
ça alors !

en plus du numéro
unique, seul habilité
à distinguer les uns des autres,

elle exhibe
une différence
une incongruité
un défaut
choquant
une extravagance
extraordinaire
qui dérange

qui heurte le regard

une anomalie

un trouble évident
scandaleux
à l’Harmonie Planifiée.

Comment
un être humain
un sujet numéroté

bocalisé

peut-il s’afficher
comme cela
hors norme
à la vision innocente
du monde ?

Elle n’aura rien senti
c’est inconscient

ça lui aura poussé
malgré elle,

comme moi
ces pensées
ces hordes de mots
qui me germent
sans que je les
puisse retenir
les tuer dans l’œuf,

ça lui sera venu
dans l’ombre
par un défaut, aussi,
d’asepsie
de stérilisation ;

quelque part
dans la prodigieuse et
complexe
organisation
de la machinerie que
nous avons tous voulue

que nous alimentons
tous

du don de notre énergie
un grain de sable se
sera glissé
une poussière maligne
aura échappé
à la vigilance
bienveillante et
impitoyable

de nos Lumières
des Lumières

de nos Très Eclairés
Guides Spirituels,

un déréglage incompréhensible
affecte certainement
la bonne et seule concevable
marche des choses

et nous sommes
elle et moi et d’autres peut-être
victimes innocentes
irresponsables

de cette émergence d’anomalies,

moi avec mes échappées
de mots,

les autres, en bas,
jetés aux bêtes
pour je ne sais quelles
monstruosités

et elle

Elle

qui s’offre
qui s’étale
qui s’exhibe
impudemment
mais innocemment

c’est certain

au regard du monde,

lumineuse

belle, oui,

belle
et légère,

parée
de deux paires
irisées
frissonnantes
ravissantes
d’ailes
de libellule.
















Deux paires d’ailes
dont la tiédeur
transparente et
palpitante
se rit de
l’épaisseur
du bocal
et irrite
les X dimensions
de l’univers
de flammèches
multicolores.

Elle ne se sait pas

elle ne peut pas se savoir

elle n’accepterait pas de
se savoir atteinte
frappée
d’une si aveuglante
dégénérescence.

Son visage
calme
dit assez
qu’elle n’est pas consciente
de nous infliger le spectacle
d’une telle
infirmité.

Comment pourrait-il en
être autrement
dans ce monde en
perfectionnement intensif
où chaque sujet sait
d’instinct

par programmation raisonnée

une bonne fois pour toutes
et à jamais

qu’en rien

absolument rien

on ne doit

on ne peut

se montrer différent

que rien d’intime
de personnel
ne doit jamais
sortir du corps et
du bocal
sauf l’énergie
qu’on donne pour
que tourne bien le monde.

Seul le numéro
ineffaçable
indélébile
recèle le secret
de l’identité
et le classement
du sujet
dans l’organisation
globale.

La distinction

le désir de distinction : crime
suprême
impardonnable
contre l’essence même
de la civilisation et
du cheminement abouti et
parfait
de la vie.

Et pourtant...
















...et pourtant voilà
que l’humaine
échauffée aux rayons
des lumières crues
délie
lentement
ses bras pliés qui
cachaient sa poitrine,

les élève
par-dessus ses épaules
dans l’avalanche
d’une chevelure
elle aussi
apparue
dans la nuit,

les mains
fines
aux doigts écartés
se vautrent à
la soie légère des
ailes vaporeuses.

Elle renverse
doucement
sa tête en arrière

et suit

d’un regard
chaviré
de douceur et
de plaisir

la danse envoûtante
de ses doigts
au voile vivant
et tellement sensible
de ses ailes miraculeuses.

Tout son être ne
semble plus qu’une
longue et chaude

ondulation de bonheur.





« Comme un goût de cendre au réveil » extrait 6. Texte déposé à SACD/SCALA










3 commentaires:

Anonyme a dit…

" La distinction

le désir de distinction : crime
suprême
impardonnable
contre l’essence même
de la civilisation et
du cheminement abouti et
parfait
de la vie.

Et pourtant..."

Et pourtant, c' est en creusant et affichant cette imperfection que se réveille la singularité tellement riche de chacun ...
Dire ou mourir, Hombre, je connais cette alternative ... Dire crée à la fois le vide autour de soi et l' ouverture ... Oser les chemins inexplorés, les créations hors normes, aux seules normes du tenter à rester debout ... Cette impulsion fait peur : rassurer ... pour aller vers le bonheur, me disait un ado ... Quel bonheur, lui ai-je posé comme question ... Un bonheur programmé, projeté ? Non, être au plus près de soi, en justesse de soi ... Pas le chemin le plus facile mais le seul qui vaille la fois d' être vécu ... S' éveille alors le regard et s' épanchent les mots ... Le flot de parole en fleuve de retenu libéré ... Dis-moi, Hombre, que ce flot brise les parois de bocaux ... Et voilà que remonte le chant ...
Je souris ce soir, imprudente, vulnérable, sans défense ...
Je te souhaite une nuit douce aux ailes des libellules, Denis ...

Anonyme a dit…

la malheureuse!!!!
je n'ose imaginer la suite
je n'ose imaginer ce qui va être inventer pour punir l'impudente imprudente....
oser des ailes de soie de lumière et s'y pâmer dans un bocal à soi...
brrrr...
tu nous offres-là un miroir pour que chacune de nous s'y mire et s'admire mais la chute risque d'être dure malgré les ailes...
le bonheur est court et flamboyant n'est ce pas? c'est une étincelle unique qui ne se communique à personne, d'aucune façon, c'est une maladie non transmissible qui génère les anomalies génétiques de transformation ;-)

Anonyme a dit…

Chère Kaïkan, c'est justement parceque je sais les paroies des bocaux difficilement brisables que j'ai écrit ce conte. Pour que chacun sache qu'il y a peut-être des opportunités, des moments cruciaux où...
Bises à toi.


Camille, ton cri du coeur me dit combien mon beau personnage de Femme-Libellule a su t'émouvoir. J'en suis très très heureux. En tant qu'homme enfermé dans son bocal, je n'ai pas imaginé, à l'heure de l'écriture, que les "lectrices" pourraient s'identifier à cette apparition féminine. Je viens de le ressentir très fort dans tes mots et je demande à l'avance pardon pour les souffrances à venir.
Je t'embrasse.